Palo Alto – Persistence of Memory (Early Tapes 1990-1993)
En association avec l’éditeur italien, le label autrichien vient de rééditer les premiers pas musicaux (et remastérisés) de Palo Alto, parus sous la forme de K7 avant leurs premiers CD, Grands Succédanés et Trash et Artères, respectivement en 1992 et 1994. Le Clos et L’Extrême ponction, auxquels il faut ajouter le très court Excroissance, s’inscrivaient clairement dans une démarche mélodique et expérimentale, réunissant Jacques Barbéri, Denis Frajerman, Philippe Masson, Philippe Perreaudin, ainsi qu’une invitée au violoncelle sur un titre, Isabelle Miard. Le groupe était alors mû par un côté dadaïste et satiesque, qui transparaît dans l’intitulé des pièces. Ainsi “Persistance de la émoire” renvoie à Dali, ‘La Cathédrale engloutie’ évoque Debussy, certains titres relèvent de jeux de mots et de néologismes (‘Rumbatracien‘, ‘Jérimabée’), pouvant renvoyer l’auditeur à quelque fête exotique empreinte de mystère. Avec ‘Maroussia’, le groupe ressuscite une héroïne de roman qui vivait au XVIIe siècle, en un temps où l’Ukraine essayait de se libérer de l’emprise russe. Musicalement, la combinaison de claviers numériques et d’anches (Barbéri officie au saxophone, Philippe Masson à la clarinette) offre un univers vigoureux et fantasmagorique, sombre (‘La Perte en Ruaba’), avec des échos de musique industrielle, mais aussi parfois champêtre, tendre voire psychédélique, ou parsemé de stridences et de distorsions, de quelques grandiloquences orchestrales cinématographiques, et même de traces de fanfare. Un univers dans lequel pointent divers sons et emprunts (aboiement, gazouillis, bel canto, échos de manège). À (re)découvrir!4
Pierre Durr (Revue et Corrigée 145) 10/09/2025
C’est un cabinet de curiosités sonores que le groupe Palo Alto exhume avec The Persistence Of Memory, réédition double CD d’archives enfouies entre 1990 et 1993 — trois cassettes pionnières, fossiles chantants d’un âge parallèle, remasterisés avec soin comme on ravive une fresque oubliée. Cet album n’est pas une compilation, mais une mémoire reprogrammée, une boucle temporelle dérivant entre ruines synthétiques et visions post-humaines.
Il y a des œuvres qui s’écoutent, et d’autres qui se fouillent, à la manière d’un rêve fossile ou d’un cauchemar embaumé. Ce double album appartient à cette seconde catégorie: un chantier de sédiments sonores, un musée intime de la turbulence. À l’heure où tant de rééditions capitalisent sur une nostalgie calibrée, cette exhumation-là pulse au rythme d’une mémoire accidentée, incertaine, mais intensément vivante.
Ce qui frappe dès les premières secondes de Cible sans cil, c’est la manière dont la musique semble sortir d’une radio interdimensionnelle: souffle analogique, saxophone englué dans le formol, textures désaccordées comme des souvenirs trop frottés. Chaque piste agit comme une carte postale abîmée envoyée du futur du passé – la bande-son d’un univers parallèle où Can aurait fusionné avec un cabaret expressionniste sur les ondes d’un vaisseau soviétique en perdition. Cette musique est sculptée plus qu’écrite. Elle possède la rigueur d’un théâtre d’ombres et la folie douce d’un kaléidoscope audio. Les instruments traditionnels y sont bricolés, déjoués, réensauvagés. Clarinettes qui geignent comme des jouets fatigués, lignes de basse en lévitation, nappes de synthétiseurs grésillants comme des panneaux solaires fendus.
L’album compile trois cassettes fondatrices du groupe — Le Clos, Extrême Ponction, Excroissance — soigneusement restaurées par Norscq. Loin d’être de simples documents d’époque, ces morceaux témoignent d’une recherche obstinée de formes, d’une fascination pour le faux raccord, l’imparfait, l’irrépétable. Ostinato, morceau aussi bref qu’hallucinogène, ressasse une figure rythmique en boucle comme si le temps lui-même se cassait la voix en répétant ses erreurs. Il faut entendre Edifice pour comprendre la logique Palo Alto: ça commence dans l’épure, ça dérive sans prévenir vers un théâtre radiophonique hanté, puis ça finit dans un contrepoint spectral, entre Coil et une boîte à musique psychotique. Cette architecture désorientée pourrait passer pour absconse si elle n’était pas, au fond, follement incarnée. La beauté ici est fragile, elle trébuche, elle bégaye, elle se dissout à mesure qu’on croit la saisir.
Depuis ses origines, Palo Alto n’a jamais dissocié musique et littérature. L’ombre de Jacques Barbéri, écrivain de science-fiction et saxophoniste halluciné, plane sur chaque mesure. Le groupe ne compose pas : il imagine, il projette, il interroge. Que se passe-t-il lorsqu’un synthétiseur rêve ? À quoi ressemble un slow dans une dimension fracturée ? Rumbatracien, improbable sarabande cybernétique, répond à sa manière – comme si un batracien post-nucléaire entamait une danse de séduction sous acide. Chaque titre est une nouvelle, chaque son un mot d’une langue perdue. Le projet n’est pas de faire joli. Il est de faire juste. Juste assez pour que l’imagination s’emballe, pour que l’oreille devienne œil, pour que le spectre du souvenir transforme l’écoute en hallucination douce.
Alors que l’on célèbre les 35 ans du groupe, ce Persistence of Memory n’a rien d’un mausolée. C’est une matrice. L’endroit d’où tout a germé, chaos inclus. Le double album n’offre pas seulement un retour aux sources, il invite à réentendre autrement tout ce que Palo Alto fera ensuite – l’improvisation, les lectures scéniques, les disques-concepts sur Deleuze, Pynchon, Ballard, Damasio. Cette réédition réveille une époque où créer n’était pas produire, où expérimenter n’était pas une pose mais un vertige. En 2025, c’est une leçon, un antidote. À la standardisation. À la nostalgie figée. À la musique sage.
(Solenopole)